L’aspiration aux élites

On parle d’élite devant les caméras de télévision ou au micro des radios. On nous informe qu’on en trouve les représentants dans les universités, dans les ministères, la haute administration, les grandes entreprise, sur les plateaux de théâtre ou, mieux, de télévision, dans certains restaurants et hôtels, dans des maisons et des bateaux réservés à certains, assis sur les fauteuils de première classe… Les élites décident de la marche des entreprises et de l’état, des amitiés et des adversités, des discriminations voire des ennemis, de ce qu’il est bon d’enseigner, de savoir et de ne pas savoir. Elles ont, en cela un pouvoir qui, le plus souvent, de nos jours, n’est pas ou faussement soutenu par le peuple, mais donné par cooptation ou attribué par des officines minoritaires ou plus ou moins réservées. En cela, est confirmée l’étymologie du mot élite : eligere, en latin, c’est-à-dire choisir comme se choisir ou être choisi. 

Mais que sont les élites d’aujourd’hui et qui en sont les membres ? Par quoi se distinguent-ils ? 

Est-ce par l’intelligence ? On ne peut, par principe, dénier l’intelligence aux membres de l’élite. Malgré tout, beaucoup de gens simples sont pourvu d’une intelligence notable, parfois nettement au-delà de la normale, voire carrément brillante. Ces personnes n’en font, la plupart du temps, pas de cas, partageant tranquillement la vie de leurs contemporains. Certains sont dirigeants d’entreprises ou de collectivité. D’autres ont des fonctions moins en vue : j’ai pu rencontrer des « sur-doués » agriculteurs ou ouvriers.

Si ce n’est pas par l’intelligence – qui est, donc, comme le dit Descartes, communément partagée dans dans sa forme la plus naturelle – que se distinguent les élites, est-ce par l’instruction ? Nombreux sont encore ceux qui ont bénéficié d’un enseignement de qualité, malgré une dégradation certaine lors de ce dernier demi-siècle. Ils sont détenteurs d’une science réelle qu’ils mettent généreusement au service de leurs semblables sans en retirer de bénéfice soit indu, soit excessif. Des ingénieurs retournent ainsi à des métiers plus concrets, comme l’agriculture. Des personnes lettrées deviennent écrivain publiques, des médecins s’installent au plus près de populations dans le besoin, des artisans perpétuent un savoir-faire et un savoir-être, tout en refusant d’entrer dans la danse agitée et dépersonnalisante de la croissance à tout prix, des hommes professeurs d’université sont prêtres de campagne… 

Le mérite est-il, alors, l’apanage particulier des élites alors que le peuple et ses membres en seraient dépourvus ? Mais du peuple sort nombre de simples soldats qui tombent anonymement pour une idée qui leur est supérieure. Des Arnaud Beltrame donnent leur vie pour des otages. Les papas et mamans qui se lèvent toutes les nuits pour veiller sur leur enfants ne sont-ils pas bien méritants, eux aussi, les voisins qui donnent un coup de main à une personne en difficulté non plus ? Les maires de petits villages qui dépensent leur temps et leur énergie pour leurs administrés, des petits entrepreneurs soucieux de trouver du travail pour leurs salariés ne le sont-ils pas tout autant ? Et ils ne sont pas reconnus par les élites ni parmi les élites !

 L’éducation serait-elle, enfin, le critère adéquat ? Je me rappelle toutes ces personnes rencontrées, de toute condition sociale qui sont d’une délicatesse et d’une justesse dans les rapports sociaux que chacun, et en particulier certaines personnes distinguées, peut leur envier. Ces qualités sont parfois naturelles mais elles sont le fait, au moins pour une part, d’une éducation véritable. 

Finalement, constatons-nous, on peut posséder toutes ces qualités remarquables sans forcément appartenir à l’élite visible. Ce sont ces personnes qui, d’une manière ou d’une autre, se donnent pour le bien commun, grâce à leurs compétences particulières. C’est spécialement en s’appuyant sur eux que notre société et notre pays assurent la réussite et la sécurité de tous et de chacun. 

Qu’est-ce qui caractérise donc cette élite qu’ont voit dans les magasines, à la une des journaux et à la télévision, dont on transmet à longueur de temps les avis et opinions, voire les élucubrations et les injonctions ? Que faut-il de plus ou de moins pour en être ?

Incontestablement, il faut appartenir à des réseaux opérationnels et efficaces. Ceux-ci sont naturels, comme la famille, et d’autres sont construits, par tous les moyens possibles. Les grandes écoles sont de bons accélérateurs de réseaux. Certains clubs, plus ou moins fermés, le sont également. Il existe aussi d’autres moyens plus contestables comme le sexe, les secrets plus ou moins partagés, éventuellement sur les uns et les autres…

La richesse est également un sésame infaillible, bien que risqué, pour atteindre ces cercles. Avoir de l’argent s’attire immanquablement l’intérêt de nombreuses personnes et… structures. « On t’applaudit car tout va bien pour toi » peut-on lire sous la plume du psalmiste (48) pour mettre en évidence l’adulation dont on peut être l’objet. La fortune peut être héritée par transmission familiale, mais elle peut résulter d’un coup de génie. Les créateurs des GAFA sont des exemples de telles réussites.

L’ambition est le moteur fondamental pour se propulser parmi certaines élites. Il existe une ambition toute personnelle et une autre qu’on peut associer à une ambition de groupe. Cette dernière peut permettre de sublimer la première et de l’amener à une grande hauteur morale. Certains hommes d’État ont su cultiver cette dimension, faisant de leur ambition personnelle celle de tout leur peuple. 

On peut faire partie des élites et posséder toutes les caractéristiques que je viens d’énumerer. Ce n’est pas, non plus, forcément le cas et de graves défauts sont souvent l’apanage de ceux qui se savent appartenir à ce cercle des personnes distinguées. C’est la porte ouverte à des comportements de caste :

  • Sentiment de valoir plus que les autres grâce à l’argent, l’intelligence, le savoir, l’initiation… Ce ressenti a pour avatar dégénéré la simple impression d’être du bon coté de la barrière.
  • Recherche d’un entre-soi grâce à des codes sociaux et autres. Ces relations sont parfois très rudes, malgré tout.Le quidam est, par principe, exclu. 
  • Captation du pouvoir.
  • Exagération et démesure qui confine parfois à l’immoralité.
  • Tendance à penser pouvoir discerner ce qui est bon et juste pour les masses.

Jusqu’alors, j’ai évité certaines significations implicites du mot élite. Tentons, maintenant, d’élargir le propos pour nous permettre d’ouvrir de nouvelles perspectives. Il est, ainsi, aisément convenu que, lorsqu’on emploie le terme d’élite, on désigne le meilleur, parmi les autres ou… de soi-même. On fait aussi référence à la distinction, là aussi parmi les autres ou en soi. La question rejoint celle de la dignité qui est précisément le fait d’être distingué. Je renvoie à l’analyse de ce terme en d’autres endroits, mais disons simplement que si on pense que la dignité est liée à certains mérites, alors on la limite à un petit nombre et on rejette les autres. On peut, d’une autre manière, concevoir que la dignité est naturellement attachée à toute personne humaine. C’est  alors l’occasion de trouver en chaque homme une dignité propre qu’on magnifie par la qualité de notre regard et la délicatesse de notre comportement à son égard. 

Ne peut-on rêver d’un temps ou le peuple tout entier serait une élite ? N’était-ce pas le projet des moines du Moyen-Âge et des enseignants du 19e siècle et du début du 20e siècle ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *