Une fin de nuit aux urgences
Cet article a été écrit exactement un an après sa première parution en avril 2020. J’ai hésité avant de le publier, ne souhaitant pas qu’il soit en quelque manière reçu comme un règlement de compte. Je suis aussi conscient de la maladresse de certains de mes propos, ce qui tempère tout enthousiasme à faire paraitre ma prose. Malgré tout, les circonstances actuelles et l’état de notre système de soin face à l’infection par le SARS-COVID 2, ainsi que l’avis favorable de plusieurs personnes à qui je l’avais fait lire, m’ont convaincu de le rendre public. Ils soutenaient que les éléments qui s’y discutaient pouvaient avoir une certaine pertinence.
Je me résous donc à publier ce texte, souhaitant qu’il soit la contribution d’un simple médecin à la rénovation de la médecine. Je n’emploie pas le terme « système de soins » à dessein car je pense que c’est précisément de l’esprit de système que souffre la médecine.
Il apparait, dans l’histoire que je raconte ici, un certain nombre de travers qu’il est utile de discuter. J’y introduis une nouvelle fonction médicale dans laquelle l’organisation des soins en services et unités sort de la dépendance administrative pour retrouver la dimension médicale qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Il s’agit, ici, de soigner des gens. Le reste est affaire de politique à laquelle il m’apparait logique de faire place afin que les choix de la population trouvent leur expression et que les médecins en tiennent compte. Je ne discute pas, ici, cette question. Je ne me préoccupe que de ce que j’ai vu : la manière de prodiguer les soins qui leur reviennent à des personnes en difficulté.
LE RÉCIT
Un jour d’avril 2019, ma femme qui approche les 65 ans me réveille vers 3h du matin alors qu’elle est nauséeuse et lypothymique. Cet état est rare, chez elle, mais s’est déjà produit pour sa soeur, ainée de deux ans, il y a précisément deux ans, et j’avais pu diagnostiquer à cette occasion un infarctus du myocarde qui avait conduit à son hospitalisation en urgence. Ma femme a perdu deux grands-mères, un grand-père et son père d’un accident cardiaque. Sa propre mère était une vasculaire chronique. Ma femme, elle-même, a été traitée deux ans auparavant, là aussi, par « ablation » des veines pulmonaires par radiofréquence pour une tachyarythmie paroxystique, ce qui n’en fait pas une coronarienne, mais a de quoi me rendre un peu plus vigilant.
Sans paniquer et tout à ma phase d’extraction du sommeil, je regarde ma femme vomir à trois reprises et déambuler dans la chambre que nous a offerte notre fille chez laquelle nous sommes descendus hier soir. Elle habite une belle région, mais le temps est, ces deux jours-ci, exécrable. C’est alors que les diagnostics commencent progressivement à s’égrener dans mon esprit qui retrouve un peu de sa compétence. Il n’y a pas de fièvre, pas de signes de défaillance cardiaque ; malgré la pâleur, la sueur et le malaise, la tension reste correcte, le pouls régulier et bien frappé, elle ne présente pas de douleur, en particulier thoracique. Ma femme n’a, par ailleurs, pas de trouble intestinal… Malgré tout elle vomit à chaque fois qu’elle s’allonge. Alors, elle doit se relever pour pourvoir déambuler. Indigestion ou troubles biliaires, sont les deux diagnostics les plus évidents, mais il faut tout de même penser à un infarctus du myocarde. Il est vrai que j’arrive à provoquer une douleur assez vive lorsque je lui palpe l’hypochondre avec une sensation d’empâtement et que nous sommes le mercredi de la semaine de Pâques, ce qui n’est pas sans conséquences biliaires éventuelles. Sans signes inquiétants, vers 4h45, je décide d’attendre le matin pour faire quelques examens dont un bilan hépatique, mais surtout, un dosage de la troponine, qui environ 4h après le début des troubles pourrait bien avoir « viré » en cas de problème nécrotique cardiaque atypique. D’ailleurs, comme il s’agit d’une recherche de précaution, on n’est pas obligé d’encombrer les urgences de l’hôpital. En attendant, il faudrait que je me procure du métoclopramide dont on connait l’efficacité dans ces cas-là, en intraveineux, évidemment. Il va donc falloir aller chercher une pharmacie, ce qui est une gageure, parfois, en terre inconnue, d’autant qu’il faut qu’elle me fournisse le matériel nécessaire à l’injection. En effet, je voyage léger.
Vers 5h, elle n’y tient plus et me lâche dans un souffle : « il faut que j’aille à l’hôpital, je ne supporte plus. » Les vomissements sont, effectivement, un symptôme fort désagréable, d’autant plus qu’il persiste, chez ma femme, entre les émissions, des nausées pénibles. « Ce sera l’occasion d’éliminer absolument le diagnostic le plus dangereux et elle risque de paniquer lorsque je m’absenterai pour une chasse nocturne à la pharmacie de garde… », pensai-je, en retour. Comme je suis un citoyen responsable, que les signes de gravité ne se sont pas manifestés et que, a priori, le monde médical ne m’est pas étranger, je décide d’amener ma femme moi-même aux urgences distantes de cinq cent mètres tout au plus de chez nos enfants. Je ne dérangerai pas, non plus, le couple de cousins cardiologues dans la région. On va régler cela à la bonne franquette, en quelques phrases, un enregistrement et une prise de sang suivis d’une injection de métoclopramide. Allez, trois quarts d’heure, une heure, tout au plus. Et si le pire était à craindre, j’aurais une réponse et ma femme une prise en charge adaptée dans un temps peut-être encore moins long… Oui, bon ! On sait ce que c’est, et il y aura peut-être un cas à problème à coté d’elle, aux urgences… Donc, disons deux heures à tout casser. Ça fera une nuit courte, mais on aura fait du bon boulot, comme pour un patient lambda.
Arrivée post-labyrinthique aux urgences vers 5h20. Ah, il faut sonner et attendre dans la pluie qui cette fois a décidé de nous dissuader d’aller dans cette direction. Voilà… Une dame. Personne d’autre à l’horizon ni dans la salle d’attente, ni « derrière »; hygiaphone, nom, prénom, date de naissance, adresse… « Je vous ouvre, là, sur ma droite. » Le mur s’ouvre. Ça roule ! Nouveau mur à code. Après quelques secondes, il s’ouvre, lui aussi. La même dame dont nous comprenons qu’elle est infirmière est accompagnée d’une autre personne. La première à l’ordinateur note les quelques indications que je communique, non sans prévenir que je suis médecin et que devant les symptômes de ma femme et ses antécédents personnels et familiaux, je souhaite d’une part éliminer une nécrose myocardique et d’autre part la faire bénéficier d’un traitement intraveineux. Pendant ce temps, une autre infirmière lui transmet les constantes qu’elle prend immédiatement. Je me permets, alors, d’énoncer une nouvelle fois la conduite que, moi, j’adopterais, à savoir la réalisation d’un électro-cardiogramme – et sa lecture – et d’un dosage de la troponine, suivies d’une injection du très précieux métoclopramide. « Monsieur, vous allez rejoindre la salle d’attente et le médecin va examiner votre femme. Il vous rencontrera ensuite. » Ne souhaitant pas un traitement de faveur, ni gêner un médecin dans l’établissement de son intime conviction, sachant que j’aurai l’occasion de lui faire part de ma façon d’envisager les choses, je m’exécute sagement tout en embrassant ma femme, toujours bien gênée par ses nausées. Elle ne peut vomir, car l’endroit ne s’y prête pas encore. « À tout de suite, mon Coeur. » Je n’ai pas peur des jeux de mots !
La salle d’attente est vide. Je suis rapidement rejoint par une ASH qui procède au nettoyage de toute la salle. Je me souviens m’être dit que cette tâche n’était pas des moindres et que cela rendait l’endroit suffisamment accueillant. Sur un banc design en tubes, un gilet est abandonné. Somnolence, lecture, déambulation… Le gilet est récupéré par une dame qui sort du mur par lequel nous avons commencé l’aventure. Vers 7h20, sans nouvelles, j’interroge une personne qui vient d’apparaitre derrière l’hygiaphone à propos du devenir de ma femme. « Ah, vous voulez la voir ? – J’ai la prétention de croire que ma présence ne lui est pas désagréable – Je vous ouvre. » Rapide, mais contact agréable, plus que celui de la fin de nuit que j’ai pardonné parce que c’était précisément la fin de la nuit. Je retrouve ma douce par un autre parcours, au milieu du fatras habituel des services d’urgence. La nouvelle infirmière est là, accompagnée d’une autre. La relève pour la journée ! Toutes fraiches, gentilles. Ma femme porte l’inévitable perfusion. « Je viens d’avoir un Primpéran ! – Il y a longtemps ? – Non, là, tout de suite; la nouvelle a dit : « On ne vous a rien donné ? » et elle vient de me faire l’injection – dans la perf. ? – Oui – Et tu te sens mieux ? – Non, ça ne se calme pas. – Il faut attendre un peu que cela fasse effet, si elle vient seulement de te piquer. » Et, soudain, elle vomit encore trois fois coup sur coup, toujours déambulant, comme à la maison, au gré de ce que lui permet la tubulure de sa perfusion « Je suis mieux un peu de temps après avoir vomi. » Comme pour le confirmer, elle s’allonge.
Dixième SMS de notre fille pour connaitre l’évolution de la situation. « Alors ? – On attend, il parait que l’électro-cardiogramme est normal (c’est en tout cas ce que m’a laissé entendre l’infirmière). Metoclopramide I.V., elle semble se calmer. On attend les résultats de la prise de sang – Ok. » L’infirmière confirme qu’il faut attendre les résultats et surtout l’avis du médecin. « Il a vu ma femme ? – Mes collègues ne m’ont pas laissé de transmissions. » Tout cela est un peu long, mais normal. Je ne peux demander au responsable du service de me laisser prendre les décisions sans y regarder lui-même. C’est même pourquoi j’ai accepté de bonne grâce de rejoindre la bien désertique salle de mon attente nocturne. Je suis tout de même très étonné d’avoir été oublié par le médecin qui devrait avoir vu ma femme bien avant ces 7h20. De toute façon, comme il doit être tranquillisé par l’enregistrement électrocardiographique, j’attends encore sagement ses conclusions.
Environ 8h, nouvelle salve de SMS avec ma fille : « On attend. – Ben dis donc ! Vous allez avoir besoin d’un bon petit-déj. et de dormir. – Pourquoi je cherche à me débrouiller tout seul en ville – Y’a ce qu’il faut à la maison ! – Même pour les autres. – Oui. ». Je commence à m’agacer ! En effet, l’équipe de jour arrive vers 7h00 ou vers 7h30. Mais je sais bien que les médecins arrivent vers 9h00. Pour le moment, j’ai pu dénombrer trois personnes dans les boxes des urgences, en comptant ma femme et pas une urgence vitale, vu la tranquillité qui règne ici.
Vers 8h30, je n’y tiens plus. « Pardon, Madame, le médecin doit passer ? – Je ne sais pas. Il faut demander à mes collègues. » Je décide de rentrer chez ma fille pour recharger les batteries et tuer le temps. Ma femme est allongée, paisible maintenant. Mon beau-fils a rejoint sa base à 7h30. Ma fille est seule avec ses propres filles. Les autres de nos petits enfants, que nous avons amenés avec nous, dorment encore. Nous parlons, je déjeune, ce que ma femme ne fera évidemment pas. Je donne quelques consignes et décide de retourner dans la mêlée. Je me gare à l’extérieur du parking de l’hôpital pour ne pas me faire taxer à nouveau de 5,60€. De toute façon, il est 9h15. Grand seigneur je programme le parcmètre pour me laisser jusqu’à 10h50. Comme cela, j’ai de la marge. C’est fou comme notre naïveté nous colle à la peau !
Hygiaphone. Cette fois, c’est une autre dame, professionnelle de l’accueil, manifestement. Elle fait, avec métier, entrer en ultra-urgence un pauvre gars qui se tord de douleur sous les coups d’un calcul urinaire. Professionnel ! Un autre homme arrive tout de suite après moi. L’homme que j’ai remarqué en partant, assis sur son fauteuil roulant est toujours là, imperturbable. Une ou deux personnes encore attendent quelqu’un qui est, m’imaginai-je, à l’intérieur. « Bonjour, Madame, je suis le mari de ma femme qui est dans votre service. Le médecin est passé et a pu la voir ? – Je ne sais pas, il faut voir avec mes collègues. Je ne les ai pas encore vues… – Puis-je rejoindre ma femme, comme tout à l’heure ? – Je vous ouvre. »
Ah ! Une dame se trouve, maintenant, sur le brancard à coté de ma femme. Je n’ose pas entrer dans le box. Je ne reçois aucune consigne et n’en demande pas, de peur de me faire mettre dehors. J’attends donc dans le coeur du service. Il est, maintenant, nettement plus de 9h00. Les médecins de jour sont donc forcément arrivés. Le dénouement de l’histoire ne va pas tarder.
On ne me remarque pas. On marche. Dans un sens avec un chariot. Dans l’autre sens sans chariot. À nouveau dans le même sens sans chariot puis dans l’autre avec chariot . Cela fait passer le temps… le mien. On s’appelle. On va fumer. Les médecins – ils sont bien arrivés ! – passent et repassent. On les reconnait à leur stéthoscope dans la poche ou au cou, pour les plus fiers de leur mission. Ils me croisent et décroisent sans prêter attention à moi. Leur a-t-on parlé de mon petit cas, un cas qui se résout en un coup d’oeil et une parole ? Je le souhaite, je l’espère, car je ne veux pas déranger et partir au plus vite, si, comme je le crois, et en suis même quasiment sûr, maintenant, l’hypothèse la pire n’est pas la bonne. 9h50 : l’homme qui s’agitait, tout à l’heure, avant que je m’absente, recommence à provoquer un chahut. Il y a des cris et encore du sang, d’après ce que j’entends. Le service se réveille soudain de sa torpeur et de son ronron. Il reconnait la situation : on y est ! Enfin, un peu de sport. Auprès de l’homme, j’ai l’impression qu’ils sont quatre ou cinq (tout à l’heure, cinq agents de sécurité avaient joué les gros bras, venus au secours du personnel soignant avec la gravité que réclamait la situation) et que six ou sept personnes trouvent immédiatement à faire pour soutenir leurs collègues en première ligne. Attaquez une fourmilière en sommeil et vous verrez l’activité s’organiser tout à coup.
L’incident passé, ballet que je ne pouvais pas, sous peine de goujaterie, perturber par une demande personnelle, le service reprend sa marche régulière, comme un gros moteur qui tamponne à nouveau lentement la culasse après qu’on en eut vérifié combien ses chevaux pouvaient développer de puissance. Encore des ASH qui passent et repassent, des aides-soignants, des infirmiers, des brancardiers et… des médecins. J’en identifie quatre ou cinq. Curieusement, personne n’entre dans le box de ma femme et de sa coreligionnaire. « Madame, où en est-on pour ma femme ? – Je ne sais pas, ce sont mes collègues qui s’en occupent – Oui, mais, s’il vous plait, Madame, quand pourrai-je savoir si un médecin a vu ma femme ? – Je vais voir. » Re-ballet. « Voilà, Monsieur, un médecin va voir votre femme. Il y en a trois dans cette partie du service. Ils sont au courant. – Ah ! Bon, je vais pouvoir en finir avec cette histoire. Merci ! » Re-re-ballet. Les malades s’accumulent dans les couloirs, sur des brancards. Les boxes sont pleins, comme celui de ma femme qui occupe finalement, probablement indument, je m’en doute, maintenant, une place qui pourrait être utile à d’autres. Ah, une dame entre dans le box. Non ! C’est pour la voisine. Le médecin le plus mûr en âge du service passe. Je me jette sur lui. « Bonjour, Monsieur, je suis le Dr Larger, ma femme est dans votre service depuis 5h30 ce matin pour des vomissements. J’ai voulu vérifier, eut égard à ses antécédents, qu’il n’y avait pas de trouble coronarien. Je dois voir un médecin pour pouvoir la sortir – Oui. Je vais voir. » Il repassera, plusieurs fois, devant moi en tournant la tête de l’autre côté et marchant à grandes enjambées.
L’infirmière que j’ai vue le matin à la relève vient à moi. « Nous avons tous les examens de votre femme. Il n’y a que de petites perturbations comme une petite hyper-leucocytose, une petite baisse du potassium, mais le reste est normal. – Et l’ECG ? – Ça, je ne sais pas. C’est l’équipe de nuit qui s’en est occupé. – Ah ? Et la troponine ? – Elle n’est pas encore arrivée. – Depuis 5h du matin !? Il faut 5h pour avoir une troponine en urgence ? – Je n’en sais pas plus. Il faudra voir avec le médecin. – Et je le vois quand ? – Ça ne dépend pas de moi, ils sont plusieurs ; je vais voir. » Et passent les soignants et les moins soignants. Une dame arrive devant moi sur un brancard. On lui installe un paravent. Je me sens importun, là, au milieu. Mais tant pis, au moins j’obtiens des avancées. Une chose est sûre, c’est que je vois peu de monde sortir ou être transféré vers une autre destination. Et passent les pompiers, eux aussi. « Salut !… Je te téléphone pour un résultat de troponine… Madame L. … M. … Comment, mais tu ne l’a pas reçue ?!… Ah, tu ne l’as pas techniquée ? …Elle a été oubliée par la fille de nuit ?! Faut qu’on te refasse un prélèvement ? … Y’en aura assez ? Ok, ça ira plus vite… Bon, on attend. » C’est l’infirmière que j’ai interrogée tout à l’heure que j’entends tenter de débrouiller la situation dans la salle de transmissions. Je ne passe donc pas totalement inaperçu.
Une femme entre sur les coups de 10h30 dans le box où se trouve ma femme. Je regarde d’un oeil morne et désabusé le nouvel acte du manège et tout à coup : Bon sang, mais c’est bien sûr ! Je l’ai vue tout à l’heure avec un stéthoscope dans la poche. L’espoir se ravive en moi. Elle reste quelques minutes et je la vois ressortir. Serait-ce pour moi ? Mais oui ! Elle se dirige vers moi ! Elle me parle ! « Monsieur, je viens de voir votre femme. Il n’y a rien sur l’ECG, on n’a rien sur les analyses, sauf un potassium très bas. – C’est normal avec les vomissements qu’elle a eus ! – Oui, mais je ne peux pas la laisser sortir comme ça. – Enfin, il ne faut pas exagérer… – Non, je veux lui mettre une perf. avec du potassium. Et ça passera en deux ou trois heures. – Attendez ! Elle est restée deux heures à vomir tripes et boyaux dans le service. Je n’ai pas pu m’en occuper puisque j’étais en quarantaine dans la salle d’attente et personne n’est venu la voir. C’est normal qu’elle ait un potassium bas. Et je connais les conséquences cardiaques d’une hypokaliémie. Mais on va la « supplémenter » à domicile et elle est mieux, cliniquement, maintenant (il faut dire qu’entendant un de mes accès coutumiers de toux elle était venue à ma rencontre dans mon poste d’observation, portant sa poche de perfusion bien ratatinée à la main ; j’avais pu juger de l’amélioration). Donc elle va manger et prendre ses médicaments. Vous avez la troponine ? – Non pas encore… Vous devrez signer une décharge. – Évidemment ! Puisque c’est comme ça… » De l’art de se couvrir et je ne peux pas lui en vouloir. Mais il y a un moment où on charge réellement trop la barque.
Je reprends le cours de mes pensées en me disant qu’il serait intéressant d’écrire, pour le raconter, l’étonnant parcours aux urgences qu’il nous a été donné de faire. Ce parcours qui aurait dû être simple s’étire en longueur comme pour confirmer que les urgences sont bien engorgées. Dans notre cas, l’engorgement n’est pas circonstanciel. Il apparait soudainement structurel, fruit de probables troubles de fonctionnement… Il ne s’agirait pas de se moquer des uns ou des autres, ni de se venger ou encore de se lancer dans une de ces dénonciations véhémentes dont notre époque est coutumière. Il serait plutôt question de prolonger mes réflexions sur la relation soignante entreprises il y a vingt ans – ma thèse de philosophie en a été publiée – et toujours en cours. Je n’ai pas de ressentiment personnel envers les professionnels qui se sont occupés de ma femme. Ils ont de bonnes raisons pour agir comme ils l’ont fait, raisons qu’il s’agirait d’interroger. Ils sont tous de très bons professionnels dans leur partie et c’est ce que je pense réellement. Il y a certainement du je-m’en-foutisme, notamment dans les postes les moins techniques. La minorité démotivante a un impact trop fort sur la grande majorité consciente de ses responsabilités. Certaines conduites médicales alimentent cet état de fait, sans qu’elles soient gravement fautives. Ces attitudes et ces troubles du fonctionnement d’un service ne sont pas spécifiques, ni exclusifs d’autres causes de dysfonctionnement, mais je connais deux endroits, en particulier, où ils ont un retentissement exemplaire, actuellement : les urgences et leur engorgement et les EHPAD. Alors, me dis-je, je ferai l’effort d’écrire.
« Monsieur, vous ne pouvez pas rester là ! » me lance tout à coup celle que j’identifie depuis la relève comme une aide-soignante. Je réponds que je n’ose pas déranger la voisine de ma femme. « Non, vous ne la dérangez pas. » Je n’en suis pas si sûr. « Mais, ici, ce n’est pas votre place », ce qui est loin d’être faux. Je ne rétorque pas que si je suis là, c’est que j’attends qu’on finisse l’évaluation de la situation de ma femme et qu’être quelque peu ennuyeux m’est devenu une nécessité pour voir bouger les choses. C’est à regret que j’obtempère à cette injonction justifiée. Je me retrouve donc, en présence de ma femme, à parler à cette inconnue qui, sachant que je suis médecin, me fait part de ses maux. Je ne me mouille pas et l’enjoins de faire confiance au service. J’assisterai d’ailleurs, derrière un paravent, à l’examen et entendrai les conclusions données par un des médecins du service : c’était parfait ! Il n’y avait rien à dire, jusqu’à ce que les travers urgentistes ternissent légèrement la luminosité de la prise en charge. Il va de soi que je ne commente pas ce que mon confrère a mis au jour, qui correspond à ma réaction aux questions que m’avait posée la dame, et lui redit qu’elle peut être en confiance quant à la qualité de ce qui lui est proposé et qui est frappé au coin du bon sens.
11h environ : une nouvelle personne arrive, une jeune femme, tout de blanc vêtue dont je ne peux dire si elle est aide-soignante ou infirmière. Peut-être est-ce la conclusion et, pourquoi pas, notre délivrance ? Elle prépare une seringue dans laquelle elle met une ampoule d’un médicament. C’est à la voisine qu’est destiné ce traitement. Je suis néanmoins sûr d’une chose : elle est donc infirmière. Je l’interroge, bien sûr, une fois son acte terminé, sur la suite à donner à la longue marche de ma femme. Elle me répond qu’elle se renseigne car ce n’est pas elle qui s’en est occupée jusqu’alors et qu’elle n’a pas d’indications. Lorsqu’elle revient un quart d’heure plus tard, un quart d’heure qui s’était transformé progressivement en torture, elle propose simplement plusieurs comprimés à ma femme pour corriger son trouble ionique. Elle le fait très gentiment, en assurant qu’il s’agit de potassium. Chouette ! me pris-je à penser, nous sommes donc au bout du tunnel. Puis, alors qu’elle s’éloigne, je suis obligé de lui demander si la troponine est arrivée et quand on arrêtera la perfusion dont le sac demeure désespérément sec depuis plusieurs heures maintenant. Elle me répond qu’elle ne sait pas et que ce n’est pas elle qui s’occupe de ça. Elle va, dit-elle, demander à ce qu’on « dépique » ma femme.
Ce n’est pas cette aimable jeune femme qui reviendra un quart d’heure de fourmis dans les jambes et de démangeaisons dans plusieurs parties du corps plus tard, mais le médecin, « notre » médecin. Elle a donc calé sur le potassium. Elle nous annonce que la troponine est, enfin, arrivée (au bout de six heures !). Elle est négative. Hourra ! Mais, il n’y a pas eu, tempère-t-elle, de cycle de la troponine. Pour ce faire, il faut, pour voir l’évolution de cette enzyme ou sa stabilité dans la normalité, faire un deuxième prélèvement. « Je ne vous laisse donc pas partir ! » Dire que je ne lui en veux pas n’est pas une figure de style. Elle a effectivement raison : dans l’absolu, il faudrait le faire. Mais il n’y a pas plus de signes inquiétants (de plus on sait maintenant que l’électrocardiogramme et la troponine sont normaux) et si quoi que ce soit me pose problème dans l’avenir pour ma femme, je réagirai. Ma femme est maintenant fraiche et rose.
La réaction de « notre » médecin témoigne d’une volonté de ne pas lâcher le morceau, d’un esprit de groupe ou de corps qui s’est manifesté tout au long de la longue marche. Je me suis situé, ai-je dit, en tant qu’observateur. Mais en même temps, il faut tenir compte de la perturbation que j’introduis dans l’expérience par ma seule présence. Je suis médecin et il est certain que, en tant que tel, je gêne d’une manière ou d’une autre, bien que je n’aie pas toutes les compétences ici développées et ne les revendique pas. C’est d’ailleurs peut-être ce qui pose problème : que je ne souhaite pas prendre le pouvoir. J’ai eu maintes fois l’occasion de vérifier ce fait. Lorsque mes fils, jumeaux, furent hospitalisés au service des prématuré de l’hôpital où je travaillais, j’allais les voir tous les jours pour garder le contact alors que leur maman, césarisée, gardait la chambre. J’y allais essentiellement le soir parce que le rythme de mes gardes d’urgences ne me permettait que cet horaire, alors que je devais aussi voir ma femme. Je fus accusé d’aller fouiller dans les dossiers médicaux. Je mettais, au contraire, un point d’honneur à passer toujours par les médecins responsables pour avoir des nouvelles. Il se manifestait, là, une étrange propagation de bruits infondés sur fond d’un esprit de groupe puissant.
La suite de notre échange, avec cette consoeur, dont je n’ai même pas eu à connaitre le nom, pas plus que celui d’aucun autre intervenant auprès de ma femme, fut moins conventionnelle. À ma réflexion sur le fait que la troponine avait tardé parce que, en réalité, elle n’avait pas été faite, elle me lança un regard noir de colère. Je continuai en redisant que la clinique, aidée tout de même par l’électro-cardiogramme et enfin par la troponine, seule, effectivement, était rassurante. Nous allons en finir là. J’ai la réponse que je voulais. On ne va pas prolonger indument ce séjour décidément tellement incertain. Merci. « Je vois, ajoutai-je, que vous me regardez avec colère. sachez que la personne qui a le plus de raison d’être en colère c’est moi : on ne m’a pas écouté, nous n’avons pas, ni ma femme, ni moi, vu le médecin annoncé sauf après 4h d’hospitalisation, on m’a laissé seul croupir en salle d’attente en me faisant croire à la visite d’un tel médecin, on a oublié un examen… » Réponse : « mais ce n’est pas à cause d’une simple erreur que vous devez nous remettre en cause ! ». Elle ne voyait pas le réel problème qui se profilait sous les incertitudes qui sont celles de toutes les activités humaines. Elle s’employait à protéger sa responsabilité propre, celle de l’équipe, celle de la profession, celle de l’institution hospitalière publique réputée au-delà de tout soupçon d’intéressement actionnaire et autres. J’ai donc coupé court. L’infirmière est arrivée sur ces entrefaites et a enlevé la perfusion de ma femme. Le médecin est sorti. Nous avons quitté le service non sans régulariser notre situation auprès de la professionnelle de l’accueil qui n’a pas manqué, sans intention maligne, de conclure, sans précipitation non plus, le coup de téléphone personnel qu’elle était en train de passer.
Au total, au regard du service, ma femme a fait un stage de 6h15 dans un hôpital et sort sans conclusion, sans prescription, sans mot de sortie et l’institution sera contente car il sera marqué dans le dossier de ma femme qu’elle était accompagnée par un mari « infect » qui usait de sa position de médecin pour dicter leur conduite aux médecins du service, lesquels ne sont apparus dans la course qu’au bout de 4h, sans même une surveillance lâche ! Que se serait-il passé, précisément si je n’avais pas été médecin ? Il y a fort à parier que ma femme, qui n’avait pas eu de petit déjeuner, n’aurait pas eu non plus de déjeuner. Elle et son mari auraient certainement glosé sur l’engorgement des urgences hospitalières, quelque peu fiers, probablement, d’avoir eu à subir une telle épreuve qui les valoriserait aux yeux de leurs amis.
ANALYSE
Que se cache-t-il vraiment derrière toutes ces gesticulations, tout ce rituel dont le temps passé prolongé est une composante importante ? Cette question personne ne se la pose. Non, c’est l’efficacité médicale qu’on cherche ! Ah, oui, vraiment ? N’obtient-on, en fait, pas l’effet inverse de ce qu’on proclame être l’objectif final de l’activité médicale aux urgences ? On veut enlever du processus médical le facteur humain. C’est le but de tous les protocoles dont les murs des hôpitaux et des EHPAD sont constellés. Dans le même temps, ce sont, tout de même, des hommes qu’on accompagne ! Et voilà que l’efficacité médicale, elle-même, est remise en cause, comme dans cette histoire, alors qu’on écarte l’humain par principe. On aura mobilisé des hommes et des femmes, occupé des espaces, utilisé du matériel, bref dépensé beaucoup d’argent, à la fois pour le soin et pour les protocoles, pour quel bénéfice ? Car même si j’ai totalement tort, médicalement parlant, en ce qui concerne ma femme, peut-on assurer que l’homme agité dont je parlais plus haut et tous les autres grincheux qui sont négligés, par un moyen ou par un autre, par ce système, ne le sont pas de façon non pertinente, voire dangereuse ? Ne sont-ils pas également les symptômes d’une maladie qui touche la relation entre des hommes, d’autres hommes et des institutions.
Je propose, maintenant, d’analyser quelques situation clés de cette expérience qu’il m’a été donné, par hasard, de mieux réfléchir. Il va de soi que des conclusions parfaitement pertinentes ne peuvent être proposées que dans une étude systématique avec une méthodologie convenable. L’intérêt, le seul, de ce que je vais écrire découle de ce que, bien qu’élément perturbateur, mais à la marge, j’étais comme inapparent au milieu du service et que ce que je voyais ne faisais qu’éclairer ce que mon attente prolongée dans la salle d’attente laissait présager et que vivent, inconsciemment, la plupart du temps, tant les malades que les soignants, dans ce milieu. Mon intention, ici, je le répète, n’est évidemment pas de dénigrer ou de fustiger qui que ce soit, mais de mettre au jour des éléments inhabituels. En effet, il est courant que toutes les observations de type sociologique en milieu hospitalier soient réalisées avec un public prévenu. Ce jour là, j’étais, d’une certaine manière, transparent. De plus, ma culture médicale, les souvenirs des mois passés dans les services d’urgences, certes il y a bien longtemps, me permettaient de mieux comprendre ce qui se jouait. Une expérience assez récente de manageur complétait la palette de ce que je pouvais discerner dans le drame qui se jouait devant moi. Même après avoir été « découvert », sans jamais avoir eu ni mauvaise intention, ni voyeurisme, j’ai pu continuer ce qui finalement resterait une observation, fort de tout ce que j’avais déjà accumulé comme matériel et d’expérience. Et, cette fois, je voyais ce qui se passait au plus près.
On l’a vu, notamment lorsque la structure est stimulée dans le sens de sa mission reçue comme naturelle, le collectif s’organise instantanément de manière efficace. Chacun trouve sa place instinctivement. Il existe, dans ces équipes, de bons professionnels qui sont, tous ensemble, nécessaires à un fonctionnement huilé en situation difficile. Les spécialités des uns et des autres semblent s’articuler harmonieusement. Je l’ai signalé, les professionnels de soutien pourvoient spontanément à l’aide des professionnels de première ligne. Le temps, l’expérience des uns et des autres, les échanges entre les différentes structures sont à l’origine de cette stratification qui semble plus instinctive, comme je le disais, que pensée dans une stratégie globale. Les manques de personnel de chaque métier à des moments cruciaux en témoignent. On ne peut voir de médecin en fin de nuit qu’en situation catastrophique, semble-t-il. Ou alors, à supposer que les articulations interprofessionnelles soient réellement planifiées, il faut reconnaitre que le dysfonctionnement est majeur et les professionnels moins pertinents que ce que je pressentais et qu’il manque réellement un échelon décideur dans l’organisation.
En régime de croisière, lorsque le moteur tourne au ralenti, l’activité est non seulement freinée, mais peu efficace. Nombreux sont les déplacements inutiles ou démultipliés. Les allers et retours dans les réserves sont légion et ne donnent lieu qu’à des approvisionnements ponctuels. C’est une preuve de désorganisation, de manque de programme. Il n’est pas question, dans mon esprit, de penser que du personnel des urgences doive être employé à de multiples tâches, en permanence. Il doit être disponible à tout moment, ce qui fait que de longs moments peuvent être consacrés à la formation, à la mise en ordre du service, à reprendre des forces… et la gestion du flux courant des malades. Mais, ce que nous avons constaté, ici et ailleurs, c’est que l’équipe semble incapable de produire un travail efficace en régime de croisière. En six heures trente, je ne verrai sortir du service, soit pour un transfert dans un autre service soit pour repartir à domicile, que trois à quatre patients. Il est vrai que les flux n’ont été plus importants qu’à partir de 8h00 environ. Malgré tout, si tout avait fonctionné comme il se devait, le service aurait probablement dû être vide à cette heure-là.
En ce qui concerne les soignants, on ne peut, également, que louer leur professionnalisme et l’intérêt bienveillant qu’ils vouent aux patients allongés sur les brancards du service. Malgré tout, j’ai pu constater, et je l’ai souligné dans ce texte, l’apparente désorganisation et parcellisation de leur travail. Les infirmières, dont « l’orienteuse nocturne » – ce qui est l’exemple type des postes que l’expérience a permis de concevoir – font les premières constations et analysent la demande ou le besoin. Mais, apparemment, notamment en fin de nuit, leur travail n’est pas convenablement suivi d’effet. Le patient est « techniqué » un minimum par la pose d’une perfusion, passage quasi obligatoire en attente de tout autre geste. Les aides-soignants procèdent à l’installation et au déshabillage des patients. Il y a fort à parier que, comme par le passé, ils font, de temps en temps, « un brin » de toilette à un patient qui n’a pas eu l’opportunité de passer à la salle d’eau avant d’être hospitalisé. Les infirmiers, de jour, ceux-ci, semblent pouvoir prendre des décisions médicales sans qu’un médecin ait évalué la situation : ma femme aura enfin droit à une ampoule du métoclopramide salvateur de son malaise en l’absence d’avis médical. Il est étonnant que cette parcellisation aboutisse à la disparition du médecin pendant la plus grande part du séjour.
Ce dernier apparaît enfin et fait une première observation, avec un examen bien circonstancié, cette fois, et l’établissement d’un premier diagnostic de bonne facture. Il disparait, probablement pour rédiger un rapport d’observation et établir la liste des premiers examens et du traitement de première intention. Puis il passe à autre chose. Cela fonctionne mieux pour lui quand les sollicitations sont nombreuses. Il se sent, alors, convenablement occupé et le retard dans la réalisation de ses prescriptions est largement imputable au grand nombre des patients, voire au manque de moyens. Les infirmiers se manifestent au gré de la progression des besoins éventuels, des demandes et de leur disponibilité. Ils ne mènent jamais une action de bout en bout mais agissent par à-coups. Il en est de même pour l’activité des aides-soignants.
Nombre de ces actions, hachées dans leur réalisation, apparaissent comme un étrange rituel pour le patient, alors qu’on peut s’interroger sur leur efficacité et surtout leur traçabilité – voir l’épisode de la troponine égarée. Un certain nombre de matériels mystérieux, comme notamment le tensiomètre-saturomètre… électronique, l’électrocardiogramme qui trace une écriture déchiffrable par les seuls initiés et dont la sentence peut être redoutable augmentent le sentiment d’étrangeté. Le patient entre ainsi dans un état second de dissociation produisant de la sidération. Il se plie, de bonne grâce, car c’est pour une cause juste, sans trop comprendre malgré tout, à ce qu’on attend de lui. Il ne saurait dire, parfois, s’il est le bénéficiaire ou l’outil de ce manège, ce qui augmente la dissociation.
Le personnel s’emploie à apaiser les angoisses, nées tant de la maladie que de l’étrangeté ressentie, par des paroles rassurantes sur un ton caractéristique de calme affiché. Nous trouvons, là un autre facteur du sentiment d’étrangeté qui majore la dissociation. Mais, plusieurs fois, j’ai pu constater que ce qui est dit a un impact vulnérant : peu d’explications sont finalement délivrées. On se voit poliment intimer l’ordre de suivre le mouvement. Parfois, une parole plus directe ordonne le comportement du patient. Lorsque le patient agité fait, par exemple, montre de son indépendance de pensée, certes probablement pas totalement corrélée à la situation, et du désir de reprendre sa liberté, il se voit remis littéralement en place et les paroles des soignants sont nettement moins policées. « Vous êtes insupportable ! » « C’est dingue ce type ! »… On constate là un manque de direction dans les soins et une réflexion éthique insuffisante. Chacun est livré à ses sentiments, bien assuré de sa compétence technique, mais totalement incertain dans son attitude. J’y reviendrai ensuite.
Lorsque, finalement, sans sortir du comportement socialement acceptable dans ce milieu, certains osent s’intéresser à leur situation et donc manifester un esprit libre, la réponse sonne régulièrement de toutes les bouches, sous des formes à peine différentes et que j’ai toutes entendues : « Je ne sais pas, le médecin n’est pas passé. » « Votre femme n’a pas été vue par le médecin. » Version différente : « Les examens ne sont pas tous arrivés. » Le coup de grâce : « Je ne peux rien vous dire, je ne m’occupe pas de cette dame. » ou mieux : « Ça, c’est l’équipe de nuit qui l’a prise en charge. Moi, je ne fais fais que d’arriver. »… Autrement dit : « prenez votre mal en patience, on vous appellera. » Certains pourraient entendre : « Foutez-moi la paix et fermez-là !! » Le plus souvent, les patients et leurs proches se contentent de reprendre leur place de patients et de rentrer dans un rang dont ils n’osent pas, habituellement, sortir. Le temps s’allonge donc dans une sorte de torpeur hypnotique consensuelle. L’esprit de corps fonctionne à plein. Il le fait d’autant mieux que l’anonymat règne. On ne pense pas devoir se présenter, se noyant ainsi dans une organisation protectrice. Autre bénéfice, donc, on protège son travail, le rituel, le service, le système hospitalier. Enfin, on évite les questions gênantes, celles qui portent sur un diagnostic parfois pénible à recevoir mais aussi celles qui pourraient faire état d’un dysfonctionnement du service.
Le rituel continue son régime de croisière. Les décisions tardent. Les malades s’accumulent dans les boxes et dans les couloirs. Le point critique va bientôt être atteint, le moteur va pouvoir développer sa puissance. Plus personne n’aura rien à redire puisque l’abondance vérifiable du travail certifiera la bonne qualité de la marche du service. L’attente et les inévitables couacs de l’organisation seront justifiables. Tout est pardonnable à ce niveau de sollicitation de la machine. Comme on a affaire à des bons professionnels, on est certain d’être au bon endroit. La cité afflue à chaque crise pour se soumettre vaillamment au rituel dont l’évocation ultérieure sonne comme les souvenirs de valeureuses batailles. On a connu l’épreuve du feu. Les combattants médicaux et paramédicaux, eux, sont des héros. Ils ont gagné le respect de la nation et de chacun. On ne peut les remettre en cause. Et cela est d’autant plus vrai que la tutelle de l’État leur donne une légitimité incontestable et frappe leurs verdicts du sceau de la véracité irréfragable. La science trouve, là, son couronnement.
Mais pourquoi faut-il environ six heures pour, de toute façon, quel que soit le problème, avoir une simple orientation médicale lorsqu’on fait appel à un service d’urgence hospitalière ? C’est la première question, grave, qui vient à l’esprit. Dès lors que la réponse à cette question n’est pas évidente, il y a lieu de se demander si un médecin de ville, par exemple, peut décemment envoyer dans un service d’urgences un patient dont il n’est pas absolument certain d’un diagnostic grave ? Certains examens discriminants ne sont possibles, malheureusement ou heureusement, que dans ce cadre. Cette filière est-elle donc si efficace ? Pourquoi tant de place, de personnel, de matériel et finalement d’argent sont-ils dépensés pour un rendement discutable ? Je ne parle pas, ici seulement d’efficacité médicale, dont on peut espérer qu’elle est acceptable – notre histoire ne permet-elle pas d’en douter quelque peu ?- mais je parle surtout d’efficacité humaine.
En effet, la question n’est pas, en premier lieu, celle de la pertinence du travail médical et paramédical. Nous l’avons vu, et c’est de notoriété constante, les moyens techniques sont là et l’expérience médicale également. L’histoire du cycle de la troponine l’illustre en même temps qu’elle met en évidence un possible excès de prudence. Mais la question est plutôt celle du temps et de l’énergie inutilement dépensés. Elle est celle de la soumission et peut-être de l’écrasement de la personne du patient. Que faut-il pour qu’il n’en soit pas ainsi ?
DISCUSSION
Arrivé à ce stade, je me permets de proposer quelques pistes à explorer et dont j’ai déjà détaillé quelques aspects par ailleurs. Il me semble nous pouvons identifier, à partir de cette histoire, cinq points principaux.
Le premier point, qui est ici manifeste et essentiel, est celui du lien avec l’environnement des urgences. Comment les rendre productives dans le recueil des informations sans un laboratoire, un service d’imagerie médicale et un médecin qui prescrit ? Comment ne pas gêner les flux de patients sans des services pour les recevoir dans un sens et des médecins de ville avec lesquels on entretient des relations cordiales, dans l’autre sens ? Comment repérer les goulots d’étranglement et les traiter sans un médecin décideur, manageur soutenu par un service administratif et des lits d’hospitalisation ? On comprend assez naturellement l’importance d’un plateau technique en état de fonctionner. Sans cela il est illusoire de se dire service d’urgences. Le médecin doit pouvoir bénéficier des moyens de juger de la gravité du cas, au brancard du patient. Il doit pouvoir discerner si la personne nécessite un traitement ou non, si le traitement doit être suivi en ambulatoire avec renvoi éventuel chez son médecin traitant ou si ce traitement nécessite une hospitalisation d’urgence. On comprend donc qu’en l’absence de médecin capable de prendre les décisions soit en termes de diagnostic, soit en termes de prescriptions soit, enfin, en termes de départ du service, la notion même de service d’urgences n’est pas applicable à cette unité hospitalière.
Le deuxième point concerne les moyens. J’ai souligné l’importance du travail de l’agent des services hospitaliers qui mettait la salle d’attente dans un état de propreté permettant l’accueil correct des malades et de leurs accompagnants. Le reste du service doit également bénéficier d’une attention semblable. Plus encore, on peut dire que c’est l’état général des locaux, leur suffisance et leur disposition qui est un préalable. Il en est de même pour le matériel. C’est une question minimale, d’autant que, au-delà des actes les plus courants qui ne requièrent pas de matériel très spécialisé, on peut être confronté à des situations nécessitant le recours à des dispositifs de haute technologie. Force est de constater que les locaux sont souvent vétustes dans les services d’urgence. De nombreux goulots d’étranglement existent liés justement à la disposition et au manque de place. Certains matériels manquent, comme des dispositifs de transport, fauteuil ou lits voire brancards.
Lorsque les soignants de ces services dénoncent le manque de moyen, c’est à ces problèmes qu’ils pensent, évidemment. Mais c’est aussi et surtout au manque de personnel. Nous verrons que cette demande de plus de soignants aux urgences est amplement relative à d’autres problèmes, mais nous devons remarquer qu’il existe un certain nombre de difficultés qu’il ne m’appartient pas de discuter ici. Lorsque j’ai parlé de mon histoire à des médecins hospitaliers en responsabilité, il m’a été répondu à juste titre qu’il existait un grand turnover des médecins et des soignants lié à l’usure causée par le travail dans ces services où on voit passer de nombreuses personnes, en grande souffrance, assez souvent, et qu’on n’accompagne jamais réellement puisque la prise en charge est de courte durée. Il est fort probable que cet argument soit un des éléments, ajouté à la gestion calamiteuse des entrées en études, médicales et paramédicales, avec le fameux numerus clausus, et des horaires – cf. les 35h -, qui aggravent une pénurie permanente de personnel, réelle ou ressentie. Certaines politiques globales de gestion sont également probablement responsables, comme la fermeture de lits hospitaliers et les réorganisations territoriales. D’autres causes sont certainement d’origine démographique comme la question des concentrations de population en ville. Ce type de populations a un comportement consommateur, y compris dans les soins. En effet, lorsque vous êtes à quarante kilomètres d’un service d’urgence, « vous prenez votre mal en patience » avant de déranger le médecin du coin si les choses deviennent trop pénibles : vous ne vous rendez pas à son cabinet pour un oui ou pour un non.
Avec le troisième point, nous nous intéressons plus spécialement aux conditions organisationnelles des urgences. C’est un domaine dans lequel je ne suis pas directement un spécialiste, mais auquel nous pouvons appliquer quelques réflexions de bon sens.
En raison de l’organisation actuelle hospitalo-centrée, de la médecine, la filière peut être comprise de la manière suivante : la médecine de ville est appelée à gérer tout ce qui ne relève pas de l’urgence hospitalière ou des soins hospitaliers spécifiques. Lorsqu’une situation potentielle d’urgence est repérée avec suffisamment d’arguments par le médecin de ville, le patient est adressé au service d’urgence, après un éventuel traitement de mise en sécurité. Un nouveau tri est opéré. Ce qui relève de l’hôpital est géré de façon hospitalière et ce qui relève de la ville est renvoyé au praticien de ville. Il est donc nécessaire disposer de façon prioritaire, si ce n’est exclusive, d’un certain nombre de moyens sophistiqués ou plus simples mais disponibles dans l’instant pour discriminer.
On voit immédiatement poindre une difficulté qu’on n’a peut-être pas totalement mesurée : les services d’urgence sont aussi la porte de l’hôpital. On ne peut entrer à l’hôpital que par la porte, à moins d’un accord entre médecins, ce qui est souvent une procédure lourde. La relation d’aide entre deux professionnels est souvent devenue la même relation de soumission que celle des administrés avec l’administration. Rares sont devenues les amitiés médicales, notamment entre public et privé, qui simplifient les choses.
Quoi qu’il en soit, il y a un mélange de deux fonctions différentes : l’accueil des patients tout venant en hospitalisation et la prise en charge des situations catastrophiques d’urgence. Ce mélange est en grande partie à l’origine de la mauvaise affectation de l’action du service entre le fonctionnement d’usage et le fonctionnement exceptionnel. Cette différence m’a été expliquée par un spécialiste des systèmes de sureté et de sécurité, le Colonel de Gendarmerie Philippe Davadie dont la thèse à soutenir porte en partie sur ce sujet. Le Colonel Davadie a pu décrire une légitimité d’usage et une légitimité d’exception. La première désigne la finalité du service dans son fonctionnement normal. Pour un service de soins, c’est, comme son nom l’indique, la production du soin des personnes et l’organisation qui en est consécutive. La fin éloignée est celle de la guérison ou tout au moins le soulagement et l’accompagnement. Il en est ainsi également pour un service d’urgence : l’essentiel est de permettre d’obtenir le soulagement lorsque c’est possible et d’orienter vers la guérison.
La deuxième légitimité de l’activité humaine, dans les situations de grande sollicitation du service, est la légitimité exceptionnelle. Celle-ci sous-entend qu’on sorte de l’usage habituel pour s’aventurer hors de ses limites, soit à cause de conditions externes ou internes exceptionnelles, comme l’afflux de malades ou le manque aigu de personnel, soit par choix ou à dessein de recherche. Il en fut, par exemple, ainsi dans les services de chirurgie cardiaque lors des premières opérations sur cœur arrêté. Dans le cas d’un service d’urgence, la légitimité exceptionnelle correspond à la réponse adaptée à des situations inédites ou à des afflux accidentels.
Qu’observe-t-on dans nombre de services d’urgence ou de veille(…) ? C’est qu’il se fait un glissement de légitimité dans l’action qui est à l’origine d’une partie des dysfonctionnements et de surcoûts en locaux, en matériel et en personnel. Le fonctionnement normal du service passe d’une légitimité de l’usage à celle de l’exceptionnel. Le service est alors uniquement tourné vers ce qui serait, en régime adapté, l’exceptionnel et le fonctionnement courant n’est plus assumé. C’est ce qui se passe dans mon exemple : le service ne fonctionne avec une apparente meilleure efficacité qu’en situation exceptionnelle, celle-ci étant légitimée comme l’usage. C’est le régime de croisière qui se trouve alors en légitimité exceptionnelle et facilement débordé car le fond du fonctionnement n’est pas assuré.
En fait, nous devons le reconnaître pour la bonne compréhension du phénomène et des désordres observés, c’est toute la chaîne des interventions du service qui n’est pas opérationnelle dans de telles situations, car un service qui n’est pas efficient en situation de marche au ralenti ou normale se retrouve en grande difficulté lors des pics d’activité. Ceci explique les brancards dans les couloirs, les paravents et autres aménagements de fortune, ainsi que les attentes passagères. Mais, comme je l’ai déjà signalé, tous ces aléas sont pardonnés, précisément en raison de l’aura de sauveur qui nimbe les soignants hospitaliers et leur structure. Si le service et ses acteurs ne se sentent orientés que sur l’inattendu, la gestion de l’attendu pêche. Et on finit par ne plus avoir ni les armes, ni les habitudes pour l’inattendu. D’où l’appel à une multitude de professionnels de tous ordres, par exemple les personnels chargés de la sécurité. J’ai, en guise d’aperçu, l’image de la police entrant dans un collège. Ne peut-on se poser la question du fait qu’on a abandonné toute forme d’usage commun de l’autorité pour ne pas savoir gérer les inévitables débordements et peut-être en limiter l’intensité par anticipation ? D’où l’importance de l’exercice ajusté de la légitimité d’usage pour être capable de se saisir de la légitimité d’exception. Cela ne peut se faire sans faire appel au point quatre dont je vais exposer les grandes lignes maintenant.
Ce quatrième point est celui qui me parait essentiel et qui peut changer radicalement la vision de l’organisation ; non qu’il éteigne les autres mais plutôt qu’il les éclaire d’un jour nouveau. Puisqu’il s’agit d’équipe et d’organisation d’une mission avec une finalité, il convient de savoir comment l’équipe est conduite et sa mission assurée. Je veux parler ici de ce qu’on appelle le management. Le manageur apparait comme l’élément phare de l’organisation d’une activité médicale pluri-professionnelle. C’est quelque chose qui est oublié par les médecins qui pensent que ce n’est pas de leur responsabilité. Il ne s’agit pas tant d’exercer une autorité, qui ne doit pas être négligée, cependant, que de créer une unité au service de l’objectif de l’organisation. En effet, on a affaire à plusieurs professions réglementées car autonomes dans leurs pratiques et leur engagement au service des malades. Il est donc important qu’une personne qualifiée assume cette fonction d’unification.
La finalité du management est, en premier lieu, la maîtrise de la bonne orientation de l’activité au service de l’objectif du travail de l’unité. Pour ce faire, la distinction entre usage et exception que nous avons vue plus haut est particulièrement intéressante. Le manageur est aussi celui qui discrimine, c’est à dire qu’il choisit. Ce qui n’en fait pas un autocrate ni un hors la loi. Il tient compte de tous et de toutes les données, qu’elles soient purement factuelles ou qu’elles tiennent à la subjectivité des uns et des autres. On peut dire, enfin, dans cette approche rapide, que son rôle se matérialise dans la conduite de l’équipe, le choix des hommes et de leur mission au service de l’objectif et de la finalité de l’activité de l’unité. Lorsqu’on observe attentivement le service d’urgence qu’il m’a été donné de fréquenter récemment, on peut parier que cette fonction n’est pas ou insuffisamment exercée. En listant les caractéristiques que j’en donne plus bas, il est évident qu’au moins une n’est pas représentée qui, pourtant, légitimerait cette fonction de direction.
Nous commençons justement à voir se dessiner à grands traits ce que peut être le portrait du manageur d’une équipe médicale. Je ne précise pas le type de service ou de structure car il me semble que tout ce qui est médical doit bénéficier de ce type de dirigeant. On comprend vite que ce rôle ne peut être assumé convenablement que par un professionnel de santé. Et comme il doit pouvoir guider tous les degrés de la hiérarchie médicale, il apparait qu’il doit être un médecin. Les raisons de cela sont que la profession médicale, du haut en bas est une profession à « initiation ». Il y a des des angoisses, des peurs, des colères, des envies de fuir, de vomir, d’en finir, même, avec les autres mais aussi avec soi, que les professionnels de la santé ne peuvent partager qu’avec ceux qui les ont éprouvées dans des situations identiques. Imagine-t-on des militaires, dont les sentiments sont aussi fortement mobilisés, être dirigés par des non-militaires. Ils sont, bien sûr, soumis au pouvoir politique, mais le commandement est issu des mêmes rangs que tous ceux qui seront tués ou auront à tuer. Dans un autre registre, nous nous sommes tous plaints de ce que des entreprises soient aux mains de financiers qui ne connaissaient pas le métier dont ils s’imaginaient diriger les professionnels. Certaines crises s’expliquent parfaitement par cette déconnexion. Autre exemple, encore, les établissements scolaires sont heureusement dirigés par des enseignants. Il n’y aurait que dans la profession médicale et dans un monde financier, aux choix si contestables, que les dirigeants, manageurs et décisionnaires de gestion ne seraient pas issus de la profession.
Il faut donc que les médecins se retroussent les manches et qu’ils acceptent de mettre les mains dans le cambouis de la gestion des établissements et des équipes. Même si l’investissement humain et technique de la profession de médecin est important, il faut qu’ils se rangent à l’idée de devoir, pour certains d’entre eux, qui en ont les capacités et qui ne sont pas forcément les plus capés de leur spécialité, de diriger les structures de soin et les équipes. Pour cela, il faut qu’ils acceptent, pour un temps donné, de sortir de leur monde médical, de considérer la réalité sous un autre jour avant d’endosser de nouveau leur blouse. Comme dans les établissements scolaires, les armées et bien d’autres corps, ils recevront heureusement des renforts de gestionnaires d’administratifs et de comptables. Mais le gradient doit rester orienté vers le soin, en premier lieu. Cela est valable pour le public comme pour le privé, à l’hôpital, en EHPAD comme dans d’autres structures de proximité.
Quelle motivation un médecin peut-il trouver à se lancer dans ce type de pratique de la médecine ? Je pose la question de cette façon car il serait faux de penser que de tels médecins abandonnent la médecine. Je pense au contraire qu’il s’agit d’une autre façon d’exercer la profession médicale. En effet, il me semble qu’un médecin peut soigner des patients à travers une équipe, non seulement en ordonnant des soins, y compris par l’intermédiaires d’auxiliaires de soin, mais aussi en organisant l’équipe et le déroulement du service des patients, en soutenant le travail des autres praticiens en aidant à l’élaboration d’un comportement adapté, d’une réflexion morale. Cela est valable dans tous les aspects de la vie des patients, comme dans un EHPAD, même à travers la nourriture, l’animation, les relations avec l’extérieur… Quelle est la motivation de ces médecins qui choisiraient de prendre ces postes ? C’est, comme je viens de le monter, le soin, comme tout médecin. Le mode particulier de cette pratique est la conduite des équipes.
Le lieu n’est pas, ici, de décrire totalement ce que peut être un tel manageur, mais nous devons reconnaitre, pour en dessiner mieux le portrait-robot, que s’il doit organiser le travail des autres professionnels dont ses pairs en médecine, il lui faut un pouvoir de direction. Mais cela ne suffit pas. Il lui faut aussi disposer des moyens de mettre sa politique en oeuvre. Et pour ce faire il doit disposer d’un pouvoir de gestion financière. Il peut, bien-sûr être assisté pour cela, mais il doit avoir une latitude certaine de décider. Il en répond, évidemment. Enfin, sans être un gourou, il est un référent éthique du service ou de l’établissement. Cela découle de son pouvoir de direction.
Le cinquième point découle de tout ce qui vient d’être dit. Je reprendrai pour l’introduire la discussion commencée, ci-dessus, à propos de la dissociation vécue par les patients. C’est un phénomène que l’hypnose connait bien. Une personne est conduite, par la dissociation, à un état de conscience modifié. Elle est y est parfaitement présente, mais, dans le même temps, elle est ailleurs. Tout le monde connait ce fait par expérience. Cet état peut être spontané, mais aussi provoqué, c’est ce qui se passe dans une séance d’hypnose, et encore, et c’est là que notre expérience montre son intérêt, accidentel. J’ai pointé plus haut plusieurs facteurs d’une dissociation qui est en général immédiate dans les services d’urgence. Dans ces circonstances, la dissociation est involontaire, induite par les conditions inhabituelles et par le fait que l’inhumain côtoie si étroitement l’humain. C’est l’impression d’étrangeté dont j’ai déjà parlé.
Ce qui est particulier, c’est que dans cet état de dissociation, qui est né d’une acceptation préalable, explicite ou implicite, la plupart du temps, le patient est poussé à l’acceptation de ce qui sera proposé ensuite. Il en est ainsi, précisément parce qu’il est en situation de détresse. D’autres, mésusant des urgences ou mal dissuadés par l’organisation des soins, sont venus de leur plein gré encombrer un service qui, pour eux, est le médecin généraliste. Certains patients se retrouvent aux urgences à leur corps défendant. Ce sont eux qui ont les réactions inappropriées. On observe parfois des réactions de surprise de patients retrouvant leurs esprits alors qu’ils sont sur un brancard aux urgences.
Cette remarque permet d’introduire la question morale ou éthique qui m’apparait fondamentale pour les urgences : à quoi le patient a-t-il consenti ? En raison de l’état de dissociation, qui résulte d’un acquiescement initial, pas toujours parfaitement conscient, il est exigé de nous que nous nous posions constamment cette question. L’acquiescement a priori du patient, qui conduit à cette dissociation n’est pas parfaitement explicite et il induit toute une série d’autres permissions, elles aussi implicites. Il convient donc d’être très prudent et de bien vérifier que ce qui est entrepris est bien susceptible de recueillir l’assentiment. C’est une question éthique fondamentale et c’est le manageur de la structure qui est responsable du maintien de la tension qu’elle induit. Chacun, dans l’équipe est responsable du recueil de la réponse ou de l’évaluation de la pertinence de l’intervention, au regard de la liberté du patient. Cela est valable de la téléphoniste au médecin. Pour ne pas tomber dans une simplification irénique, nous devons garder à l’esprit qu’il est tout à fait possible d’être persuasif avec des arguments de raison compréhensibles par les patients. Il ne s’agit pas de s’aligner benoitement à tout coup sur les refus, mais de donner la possibilité au patient de faire valoir son avis.
C’est le point de départ de l’attention éthique d’un établissement et notamment d’un service d’urgence dans lequel un individu humain, pour paraphraser Kant, ne doit jamais être traité complètement comme un objet de soins, mais toujours comme une personne en soi. Cette éthique, personnelle et collective, doit être centrée sur la personnification tout en maintenant les moyens les plus performants de la médecine. Ceux-ci sont au service de la personnification. Si l’on peut reconnaitre une origine à la personnification, la réflexion éthique quelle suscite n’a pas de limites. Elle touche tous les sujets et mérite une pratique d’équipe pré-élaborée.
Pour se convaincre de l’importance fondatrice de la dimension éthique dans la conduite des services hospitaliers, on peut relire plusieurs des épisodes de notre histoire initiale à cet aune. J’ai, par exemple, plusieurs fois souligné la rébellion de cet homme qui était capable de faire tourner le moteur de ce service à plein régime. On peut également revenir sur le fait de faire passer le médecin que je suis par la salle d’attente, de ne pas répondre à sa question médicale, celui de disposer les personnes sur des brancards dans les couloirs, sur toutes réponses évasives ou élusives qui me seront faites…
CONCLUSION
Il existe une balance, en médecine, entre la vision utilitaire et l’abord humain, entre la procédure et le sens clinique, entre la raison et le subjectif. Force est de reconnaitre qu’aujourd’hui l’abord froid est surdimensionné par rapport aux considération chaudes. L’administratif, le gestionnaire a pris le pas sur l’intérêt du patient, la gestion sur l’exercice professionnel. Il en est ainsi, notamment, parce que ceux qui exercent le coeur de métier et ceux qui l’administrent ne sont jamais les mêmes. De ce fait, plutôt qu’une synergie, il apparait une opposition. Plutôt qu’une juste place accordée aux fonctions de soutien, ce sont elles qui dominent sur la marche des structures médicales. Le médical n’est plus soumis au patient, mais à l’administration, à l’état.
On le voit, les raisons des dysfonctionnements des services de médecine, en particulier des urgences, sont techniquement multiples. Mais l’une d’elles apparait en quelque sorte centrale : c’est le management des équipes et la gestion de la structure. Il est incompréhensible que celles-ci aient totalement échappé aux médecins. Ou alors, on doit admettre que ces tâches leur ont paru trop subalternes : ils n’ont cru ne devoir leur gloire qu’aux prouesses de la technique médicale à laquelle ils donnaient toute leur science. La gestion, les choix politiques et la conduite ont été délégués à des personnels autres, qui souvent, par leur pouvoir et surtout par leur culture ont fort gelé les élans créateurs et surtout infusé des procédures et des règles dans les services qui sont autant de lourdeurs et de manières de se désintéresser de sa tâche. Les tensions sont, dès lors, inévitables entre les administratifs et les médecins qui s’estiment mal servis et brimés par une administration tatillonne. Et ils ont souvent raison, la médecine étant souvent vue par les non-médecins comme un pouvoir. En fait de pouvoir, les médecins n’ont que le fait de supporter la souffrance des autres et la leur propre sans avoir jamais personne avec qui échanger sur leur peine.
Finalement, dans toutes ces réflexions que nous venons de voir, ne peut-on discerner une délibération éthique étayée par quelques apports techniques ? Ceci laisse à penser que tout ce qui concerne la médecine commence et s’achève par l’éthique. Tous les choix, de techniques qu’on les juge, en général, évoluent dans le cours de la discussion et se révèlent finalement découler de choix premiers qui sont de l’ordre éthique. Le terme de tout l’engagement médical est la personne humaine. Il est bon qu’une personne incarne ce souci de la personne des patients. C’est forcément un médecin.
Victor Larger
Ma bibliographie à propos de la relation soignante :
- Devenir médecin, phénoménologie de la consultation médicale, Paris, L’Harmattan 2011.
- Le médecin et le patient, éthique d’une relation, Paris, L’Harmattan 2012.
- L’accompagnement des personnes âgées en établissement et à domicile, Paris, Balland, 2017